Zabar’s, la fin d’un café social et d’une portion de mythologie
PARTAGE Fondé par Louis Zabar en 1934, ce troquet de Manhattan a long- temps été un extraordinaire lieu de socialisation. La pandémie a tout changé. Témoignages de celles et ceux qui regrettent cet «arbre à palabres» new-yorkais
STÉPHANE BUSSARD, NEW YORK t @StephaneBussard
Installé à l’angle de la 80e rue et Broad- way à Manhattan depuis 1934, Zabar’s est devenu au fil des décennies une institu- tion incontournable de New York. Une vaste épicerie fine et quincaillerie d’un côté, un café de l’autre. Dans l’Upper West Side, quartier aisé de Manhattan, le troquet a un charme particulier. Il a longtemps joué le rôle de «café social»: une seule table au milieu et des hôtes qui sont presque dans l’obligation de conver- ser. Un personnel avant tout latino qui sert les spécialités du coin, notamment juives ashkénazes: bagels, poisson fumé, babka et rugelach. Mais la pandémie de Covid-19 est passée par là et a radicale- ment transformé le lieu.
Ancrage dans la communauté
Sensible à la mission socialisante de son établissement, le copropriétaire
Saul Zabar, fils du fondateur Louis, un Juif ukrainien qui émigra aux Etats- Unis, aurait apparemment aimé conser- ver cet îlot d’humanité au cœur de la frénésie new-yorkaise. Mais son conseil d’administration en a décidé autrement: fini la table unique au sein de l’établissement. C’est désor-
mais un bar où l’on achète tout
à l’emporter. Tout un symbole.
Les prix ont doublé, voire tri-
plé. Or c’était aussi cela Zabar’s: un café et un bagel à moins d’un dollar chacun, abordables pour les Upperwestsiders modestes vivant dans de petits appar- tements aux loyers bloqués. Mary, une sans-abri et diplômée universitaire, y venait souvent. Aujourd’hui, l’adresse a perdu son âme. Marjorie, enseignante, donnait des cours privés aux élèves en difficulté avant la pandémie. Vivant chi- chement, elle venait socialiser à Zabar’s. En août dernier, entr’aperçue dans les rues de Manhattan, elle avait l'air per- due. La pandémie l’a visiblement écra- sée, la reléguant au statut de sans-abri.
Zabar’s a été à l’image de New York, le creuset de destins improbables, d’ha- bitants du quartier pour lesquels un café matinal était indispensable à leur ancrage dans une communauté, d’Amé- ricains de passage et de touristes qui
découvraient cet inattendu arbre à palabres urbain. Cette agora d’un style unique n’empêchait pas les clans. Mais ceux qui pouvaient passer de l’un à l’autre acquéraient une vision assez holistique de Manhattan. Philip Goo-
Léonard de Vinci et la Renaissance. En Suisse, ils ont eu cinq siècles de paix et de fraternité et qu’est-ce que ça a donné? La pendule à coucou!» Il y avait aussi ce vieux commerçant qui vantait ses exploits quand il vendait encore des cigares cubains interdits aux diplomates de passage à New York.
Zabar’s a été à l’image de New York,
le creuset de destins improbables
Face à Fred, il y avait souvent Renée Feller. Avec elle, on parlait des affaires du monde et puis un jour, après lui avoir décrit la difficile réintégration d’un condamné à mort libéré et rencon- tré un peu plus tôt, ses réveils automa- tiques à 3 heures du matin, elle lâcha: «Moi aussi, je me réveillais systéma- tiquement à 3 heures du matin.» Ah bon, pourquoi? «C’était à Auschwitz.» Renée Feller s’était longtemps barri- cadée pour fuir la douleur du passé
avant de suivre plusieurs thérapies. A Zabar’s, elle a toujours été une per- sonne très enjouée. Devenue femme rabbin qui célèbre à New York, aux Etats-Unis et dans le monde entier, des mariages interreligieux, elle soulignait les similitudes des rituels, entre la tente houppa érigée pour les mariages juifs et la mandap pour les mariages hin- douistes. Aujourd’hui, à 89 ans, elle le reconnaît: «Zabar’s me manque terri- blement.» Teressa Valla a fréquenté le café dès la moitié des années 1980. «Comme artiste vivant seule, aller à Zabar’s, c’était comme me relier au monde. Le fait de ne plus pouvoir y aller pour converser, ce fut comme si l’une de mes principales artères avait été sec- tionnée.» Teressa a toutefois gardé le contact avec plusieurs «Zabariens» qui se rencontrent parfois au Verdi Square, une place à la 72e rue. Mais elle est pes- simiste: «Je ne pense pas que Zabar’s va réinstaller un jour la table accueillante et universelle qu’on a connue.»
Le café de la 80e rue, c’était une grande famille avec ses disputes et ses contradictions. Chaque décès d’un habi- tué, c’étaient des échanges nourris pour se remémorer le défunt. Une histoire de famille qui pourrait bien se limiter désormais aux albums de souvenirs. ■
REPORTAGE
dman, décédé en 2015, tenait toujours le haut du pavé. Avec sa voix qui portait dans tout le café, ses prises de position très libérales (progressistes)
sans concession, il en agaçait certains. Or ce scénariste et réalisateur de films dont We Shall Return (1963) était la cari- cature du New-Yorkais qui aime racon- ter les tourments de sa vie. Il contait son passage au sein de la Marine américaine dans le Pacifique durant la Seconde Guerre mondiale. Il montrait des pho- tos de sa petite-fille, diplômée de Yale, dont il était très fier.
Cigares cubains
A un coin de la grande table, il y avait aussi Fred, un introverti plutôt conser- vateur. Son truc, c’était la lecture et l’humour pince-sans-rire. Pensant à la Suisse, il aimait rappeler une scène du Troisième Homme, l’ouvrage de Graham Greene: «Durant trente ans, en Italie, ils ont eu les Borgia, la guerre civile et la terreur. Cela a produit Michel-Ange,